Dans toute étude de Pier Paolo Pasolini se profile un problème de taille. Il n’existe pas de corpus entier de l’œuvre écrite de Pasolini en France. À quand l’équivalent d’une Pléiade pour Pasolini ? Il y a encore des inédits, des textes à peine connus comme Bestemmia. En France, des publications même récentes sont tronquées ou parcellaires, et restent éparpillées. Ainsi des textes assez fondamentaux pour la recherche, dont une défense et illustration de la langue vulgaire, conférence prononcée en 1975, sont absents de l’édition de L’Expérience hérétique de 1976 (et des suivantes), traduction française de l’Empirismo eretico de 1972. Toutes ces lacunes font que paradoxalement Pasolini reste un peu « méconnu », alors qu’il est très célèbre ou célébré .
Pier-Paul Carotenuto s’étant attelé à la traduction du scénario Des oiseaux petits et gros (1966) parle ainsi dans ce dossier Pasolini présenté en deux parties, de Bestemmia (Blasphème), dont il n’existe jusqu’à présent, comme au reste pour Des oiseaux…, que de très courts extraits traduits en français par René de Ceccatty dans son anthologie Le Christ selon Pasolini (2018).
Il existe aussi un autre Pasolini qui semble avoir eu des préoccupations écologiques avant l’heure – bien que le souci écologique ait des racines bien plus anciennes –, avec l’idée de sauvegarder des paysages italiens et autres tels qu’ils sont, alors qu’ils sont menacés et souvent déjà dégradés par le boom industriel et économique italien de la fin des années 1950 et du début des années 1960. Ce boom a produit ce que Pasolini appelle une « mutazione antropologica » (mutation anthropologique) se manifestant par une culture de la consommation exclusive conduisant à une vie hédoniste faisant perdre les valeurs et entraînant un nivellement des consciences et des goûts. Il est l’auteur de féroces diatribes contre ce consumérisme dans les textes des années 1970 : Écrits corsaires (1975), Les Lettres luthériennes (1976) et Le chaos (1979). Deux textes sont ici consacrés au thème écologique selon deux points qui finissent par se rejoindre. Jacopo Rasmi, dans « La mutazione anthropologica 2024 », voit dans les préoccupations pasoliniennes à ce sujet des résonances avec des préoccupations plus contemporaines, plus actuelles, et les transpose en « un registre politiquement productif » par exemple avec les thèses de la théoricienne étasunienne Donna Haraway, remplaçant le terme Anthropocène par celui de « Chthulucène ». La théoricienne étasunienne se sert de ce dernier terme pour « désigner une époque aussi actuelle que virtuelle où l’échelle individuelle humaine doit se décomposer pour fertiliser de nouveaux assemblages collaboratifs entre êtres vivants ». Dans « Les paysages de Pasolini », la poétesse et écrivaine Linda Mavian s’attache aussi à montrer l’évolution irréversible causée par cette nouvelle donne consumériste en soulignant la défiguration irrémédiable des lieux et des paysages qui s’en est suivie. Elle donne l’exemple d’un court métrage du réalisateur, provenant d’une émission culturelle diffusée sur la Rai (Pasolini et… la forme de la ville, 1973). Lors de cette émission, détruisant le code télévisuel de l’interview prévue, Pasolini s’empare de la caméra pour filmer lui-même la ville d’Orte, site grandiose dégradé par des constructions modernes, et ce faisant, au lieu de s’adresser au public, prend comme seul témoin Ninetto Davoli présent sur le tournage avec lui. Il attaque via cette mise en abîme le pouvoir formaté de la télévision. Le thème de la pollution sous toutes ses formes est aussi abordé par Pasolini dans un article connu sous le titre « L’article des lucioles » évoquant la disparition des lucioles auquel fait d’ailleurs allusion Jacopo Rasmi. Ces mêmes préoccupations sont déjà présentes dans ses poèmes, a minima dans son premier recueil (Poésie à Casarsa, 1942), l’intention devenant plus sensible dans les Cendres de Gramsci (1957) avant le déferlement de la « rage » surgissant dans La Religion de mon temps (1961) et plus encore dans Poésies en forme de rose (1964), et enfin dans les articles « brûlots » des années 1970 réunis notamment dans les Écrits corsaires . Selon Linda Mavian, dans ses poèmes, sous l’influence de Roberto Longhi, historien d’art réputé et professeur dont il suivra l’enseignement à l’université de Bologne en tant qu’étudiant, il recompose déjà les paysages à l’aide de l’Histoire de la peinture en s’en inspirant directement (lui-même peignait d’ailleurs). Manière qu’on retrouve aussi dans son cinéma. Raphaël Szöllösy, dans « Portrait spéculatif de Franco Citti en Giordano Bruno », s’interroge, lui, sur le rapport pouvant exister entre Pasolini et le philosophe hérétique de Nola, et voit un « Franco Citti drapé dans les habits de Giordano Bruno » dans des films comme Accattone (1961), Mamma Roma (1962), Le Décaméron (1971), Les Contes de Canterbury (1972), Les Mille et une Nuits (1974), en tant qu’il campe un personnage « hérétique », à l’instar de son créateur, Pasolini, voire démonique. Cela dans une idée de quête ou même d’attraction de « l’Homme vers l’infini ». On a très peu écrit sur cette résonance entre le Nolain et Pasolini dans la vulgate pasolinienne, si ce n’est Bertrand Levergeois (auteur d’une étude sur Giordano Bruno chez Fayard), mais de façon assez restreinte dans Pasolini. L’alphabet du refus (2005). Profitons-en pour dire qu’il faudrait faire une semblable étude sur le philosophe anti-cartésien Giambattista Vico, dont on retrouve le nom cité à quelques reprises dans L’Expérience hérétique. Même s’il existe, par exemple, un article de Davide Luglio (« Negli incanti di Vico ti ritrovo », 2019) sur l’influence de la pensée vichienne sur Pasolini, mais qui laisse un peu sur sa faim.
Vanessa De Pizzol est à la fois chercheuse et traductrice et nous lui devons quelques traductions d’articles initialement en italien dans cette livraison de LINKs 9-10 ; qu’elle en soit amplement remerciée. Dans son propre article « Il Vantone , ou le champ d’expérimentation de la “transposition créatrice” chez Pasolini », il est d’ailleurs directement question de traduction. Exercice auquel le poète, écrivain et cinéaste, dramaturge de surcroît (sa première tragédie, Œdipe à l’aube, date de 1938), se prête volontiers. En 1960, l’acteur fleuron entre autres de la Comédie italienne, Vittorio Gassman, fondateur et directeur du Teatro Popolare Italiano (TPI), compagnie œuvrant dans l’esprit du TNP de Jean Vilar, propose à Pasolini de traduire et d’adapter pour la scène les trois tragédies composant l’Orestie d’Eschyle. Après que ces tragédies ont été données au théâtre grec de Syracuse, Gassman demande à Pasolini de s’attaquer, cette fois, au Miles gloriosus de Plaute. Le poète-écrivain en tire, en 1961, la pièce Il Vantone (Le Soldat fanfaron). Pasolini, comme l’explique plus loin, dans un autre texte, Andrea Cerica, connaît fort bien le latin et le grec appris au Lycée Galvani de Bologne et à l’université du même endroit. Il a déjà traduit l’année précédente une partie du Livre I de L’Énéide de Virgile, et aussi de l’Antigone de Sophocle. Dans Il Vantone, il mêle à sa traduction du romanesco (dialecte populaire des faubourgs romains) et du frioulan (dialecte du Frioul dont il est originaire). La pièce ne sera finalement pas jouée, les acteurs ayant du mal avec le romanesco et le frioulan. Pasolini pratique le « mélange des styles » cher à un de ses référents, Erich Auerbach, et octroie, sous l’influence de Dante, une place non négligeable à la langue vulgaire . Par-là, peut-on remarquer, il se rapproche (sans le savoir ?) de l’usage des membres de l’élite de la République et de l’Empire romains et même de Plaute lui-même. Avec Il Vantone, Pasolini se livre à tout un travail sur la langue qu’analyse Vanessa de Pizzol.
Les poèmes du poète grec Constantin Cavafy constituent le point de départ de l’article d’Andrea Cerica mentionné supra. Cerica montre dans « La Grèce au corps. La poésie de Constantin Cavafy dans le premier roman de Pasolini : de Tonuti à Ninetto » combien l’influence de ce poète « exaltant le corps masculin » a compté dans l’écriture des premiers romans de Pasolini (Actes impurs et surtout Amado mio rédigé entre 1947 et 1950), allant jusqu’à reprendre des vers du poète grec dans ceux-ci. On voit ainsi combien sa propre thématique homosexuelle s’en est inspirée en prenant comme support les corps de ses protégés Tonuti Spagnol au Frioul, et par la suite Ninetto Davoli à Rome avec le sens de la danse extatique de ce dernier présente dans certains films : Œdipe roi (1967) lors de la mort du Sphinx, Théorème (1968) avec la danse du facteur et, avant cela dans Des oiseaux petits et gros (1966). Cerica montre aussi que Pasolini n’est pas un « simple » homme cultivé, mais un réel connaisseur des langues latines et grecques, sinon un érudit (grâce aux enseignements de Carlo Gallavotti, son professeur de latin et grec au lycée Galvani de Bologne et à ceux de Goffredo Coppola « néolatiniste militant pour l’enseignement du grec » à l’université de la même ville). Sa connaissance est de fait suffisamment poussée pour qu’il puisse à son tour enseigner le latin ; pour le grec il n’a pas passé d’examen. Un autre des mérites de cet article est de montrer l’influence de la Calabre, dont est originaire Ninetto, et de donner une explication séduisante à la « haine » de Pasolini pour les cheveux longs dans les années 1960 et surtout 1970. Aux longs cheveux, Pasolini préfère en effet le « toupet volumineux sur le front (figure phallique avant tout et emblème de truanderie et de barbarie) » des « vauriens » calabrais. Voilà qui l’éloigne un tant soit peu du qualificatif de simple réactionnaire qu’on lui a alloué sur ce sujet. Bien d’autres éclaircissements sont donnés sur la « nature réelle », la construction intellectuelle très logique de Pasolini, via cet article.
Il est encore question de traduction dans celui de Pierre-Paul Carotenuto, « Les traductions pasoliniennes : le cas de Saint François d’Assise ». Comme on l’a dit plus haut, Carotenuto traduit actuellement en français le scénario Des oiseaux petits et gros et envisage de traduire Bestemmia (blasphème), texte ébauché à partir de 1962 et retravaillé jusqu’en 1967. Bestemmia, qui est comme l’a dit Pasolini « un scénario en forme de poème », est une œuvre inédite ; d’ailleurs les héritiers de Pasolini ne tiennent pas trop à ce qu’on la publie. Pasolini a aussi envisagé un temps d’utiliser le titre Bestemmia pour ses œuvres poétiques complètes. Quoi qu’il en soit, le texte existant sous ce titre témoigne, avec Des Oiseaux…, d’une « forte composante franciscaine à l’intérieur de l’œuvre pasolinienne ». Ce scénario en vers met en scène un saint révolutionnaire, un « anti-François » d’Assise, et devait initialement être tourné avant L’Évangile selon saint Matthieu (1964).
Enfin, cette première partie du dossier « Univers pasoliniens » se termine sur le récit de différentes rencontres de Jean Duflot avec le cinéaste. Ce « Petit recueil de gags existentiels » – on doit remercier l’éditeur Bernard Vanel d’avoir permis sa re-publication dans LINKs – est l’occasion de quelques traits pittoresques.
Notamment ce moment où Pasolini, de fort méchante humeur parce que l’équipe de foot de Bologne dont il est le fervent supporter a lamentablement perdu, reporte au surlendemain le rendez-vous prévu. Duflot est l’auteur, entre autres, de Dernières Paroles d’un impie (1981), série d’entretiens avec Pasolini se déroulant de 1969 à 1975. Ce sont plutôt les « temps morts » entre ces entretiens qui sont racontés ici.
Les trois textes qui inaugurent la deuxième partie de notre dossier sont consacrés au spectacle vivant. L’activité théâtrale intense de Pasolini a été très étudiée dans les années 2000 par le grand spécialiste Stefano Casi. Cependant, dès les années 1980, en Allemagne et en Angleterre, on s’est penché sur ce versant plutôt alors (très) méconnu de la production artistique pasolinienne, que l’article de Francesco d’Antonio traite en en brossant un panorama complet de 1966 à 1974. On y reviendra plus bas.
Pasolini est en effet auteur de pièces, et cette création particulière se poursuivra presque tout au long de sa création cinématographique en interférant même parfois avec elle : c’est le cas de Théorème, tragédie en vers (et aussi roman) avant d’être un film, et de Porcherie (1969), au moins pour une partie. Comme le dit Francesco d’Antonio dans son article « Le théâtre de Pier Paolo Pasolini (1966-1974) : entre tragédie et humour », on retrouve aussi des traces de pratique théâtrale dans Salò ou les 120 journées de Sodome (1975). Si Pasolini, en 1966, écrit au moins six tragédies en vers (en fait une dizaine) dont Théorème, Porcherie, Orgie, Pylade , Affabulations , etc., lors d’une convalescence où il doit garder le lit après une crise d’ulcère perforé, son écriture et même sa pratique théâtrale (puisque plusieurs fois, dans sa jeunesse, il met ses pièces en scène et joue lui-même), a commencé néanmoins bien avant, au Frioul, dans le village natal de sa mère à Casarsa. Ainsi Les Turcs au Frioul, pièce qu’il compose à 22 ans au printemps 1944, dont Bernadette Mimoso-Ruiz livre ici une analyse détaillée. Cette tragédie en prose avec chœur antique est jouée par une compagnie d’amateurs constituée de garçons du village auxquels il donne des cours avec sa mère dans une commune proche : Versuta. Il transpose l’invasion du Frioul par les Allemands, vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, par l’invasion de cette même région par les Turcs. Ce qui est historiquement véridique. La pièce est en frioulan, dialecte que Pasolini maîtrise à cette époque plutôt bien, avant de le posséder parfaitement environ une décennie plus tard. Elle met en scène deux frères portant le nom de Colùs (ancêtre de la mère de Pasolini : Susanna Colussi) dont le caractère s’oppose sur la conduite à tenir. L’un, Meni, veut se battre contre l’ennemi ; l’autre, Pauli, s’en remet à Dieu. Transposition à peine voilée avec une « alternance du frioulan et du latin » du portrait de Pasolini et de son frère cadet résistant Guido qui sera bientôt tué par une faction dissidente de partisans. Les Turcs au Frioul « annonce la problématique qui traversera toute l’œuvre de l’écrivain en exprimant son constant paradoxe où se côtoient l’engagement politique et une forme de spiritualité, à l’ombre de la figure maternelle ». Dès cette pièce, on retrouve aussi une certaine « inclination au blasphème ». Il y a ainsi une intense production de pièces, de la part de Pasolini, dès l’âge de 16 ans, dans sa période frioulane, jusqu’en 1959-1960, date de son installation à Rome. Comme le dit Francesco d’Antonio dans son article, le théâtre est pour Pasolini, à la période où il enseigne à Casarsa et Versuta et crée avec ses élèves l’Academiuta di lengua furlana (l’Académie de langue frioulane) en 1945, « une pratique pédagogique qui aboutit à l’écriture et la mise en scène ».
Les six tragédies composées à partir de 1966 et jusqu’en 1974 sont, elles, une réflexion sur la bourgeoisie. Le prologue d’Orgie montre le protagoniste, adepte de sadomasochisme avec sa femme et une prostituée, et qui vient de se pendre, parler en se qualifiant de bourgeois moyen. Les deux protagonistes de Porcherie, Julian et Ida, sont eux de riches bourgeois. L’action située dans l’Allemagne fédérale des années 1960 montre aussi le lien entre bourgeoisie et nazisme. Occasion pour Pasolini, comme ce sera le cas dans Salò, de dénoncer « avec clairvoyance la façon dont le fascisme survit dans la société moderne à travers la culture de consommation » (Hèctor Parra). Ce théâtre bourgeois est une révolte contre l’évolution culturelle et économique italienne dont on a parlé plus haut. Pour Pasolini, cette évolution a « effacé l’opposition entre bourgeoisie et classes populaires », et l’Italie est devenue un pays néocapitaliste promouvant la culture de masse. Les pièces de Pasolini répondent à cet état en critiquant l’idée de représentation et en s’enrichissant, par exemple, de mises en abîmes et d’effets de miroir, s’interrogeant sur le moi et l’autre afin de « lancer des défis intellectuels au lecteur-spectateur ». Pasolini définit ainsi un « Théâtre de Parole » opposé aux modes de représentation bourgeois comme avant-gardistes et écrit le Manifeste pour un nouveau théâtre en 1968, instaurant le cadre d’une réflexion métathéâtrale. Il demeure cependant dans ses créations une dimension humoristique. Pasolini, entre son arrivée à Rome et 1966, poursuit néanmois sa création théâtre avec de nombreuses pièces dont il est impossible de rendre compte ici.
Hèctor Parra, compositeur, auteur d’une mise en opéra du roman Les Bienveillantes de Jonathan Littell, a fait de même avec Orgia (Orgie), une des « tragédies bourgeoises » de Pasolini. Pour Parra, cet opéra marque « la poursuite d’un engagement artistique centré sur les préoccupations humaines ». Dans son article « LA LINGUA DEL CORPO. Orgia, un opéra d’après l’œuvre éponyme de Pier Paolo Pasolini », le compositeur déclare qu’à partir du point de vue de l’auteur, pour qui le théâtre doit être un théâtre de la parole, il s’est interrogé sur cette notion de parole : « la parole est tout, la langue et la musique. » De là il devenait possible de faire un opéra. Car « en explorant les limites de la voix chantée, où coexistent des formes de vocalité presque opposées, on peut s’approcher de l’idéal pasolinien, et rendre ainsi au langage sa capacité expressive à travers une parole qui passe par la physiologie du corps lui-même ». Parra passe en revue tous les types de voix possibles et en vient au corps lui-même considéré comme « le plus expressif des langages » (corps qu’on peut aussi déformer, torturer, avilir par les actes sexuels sadomasochistes en tant qu’« actions physiques qui parlent »). Cette interrogation sur le corps le pousse à exécuter, lors de sa résidence à la Villa Médicis à Rome entre septembre 2021 et août 2022, une série de dessins à l’encre de Chine à partir de torses antiques vus dans les musées romains : « Mon but était d’écouter leurs voix, de ressentir leurs tensions internes et leurs rythmes externes afin de stimuler l’imagination lyrique qui donnerait vie aux deux protagonistes d’Orgia. » Cet acte de dessin instaure une pluridisciplinarité ou plutôt une « migration des disciplines ». Comme l’explique encore l’auteur avant d’en venir précisément à la technique mise en œuvre pour son opéra : « Cette expérience plastique et esthétique m’a permis de développer un lyrisme fluide, organique et protéiforme qui, selon la nature du texte, prend différentes formes. » N’oublions pas qu’Orgie, comme les autres tragédies de Pasolini de cette époque, ressort de ce qu’il appelle un « Théâtre de Parole », et aussi bien de musique (de la parole).
Le corps encore est le sujet de Clément Schneider, chercheur et cinéaste, auteur notamment du film Un violent désir de bonheur (2018). Dans « Abjuration de l’utopie : de la Trilogie de la vie à Salò », il décrit l’utopie « d’une émancipation amoureuse des corps d’un côté vs [la] contre-utopie des corps broyés par l’aliénation fasciste de l’autre ». Dans un fameux article de 1976, paru en français dans la revue Esprit, Pasolini abjure la Trilogie de la vie (1970-1974) composée du Décaméron, des Contes de Canterbury et des Mille et une nuits. Ces « films solaires et érotiques – dans lesquels les corps exultent » sont conçus en tant que réponse « aux illusions de la société de consommation », par « cette réalité des corps d’antan » (Bertrand Levergeois). Adaptations « de contes médiévaux, sensuels et paillards, satiriques et comiques, tendres mais aussi cruels, les corps – et le sexe – y sont donc célébrés dans toute leur dimension “pléthorique” [selon le terme de Georges Bataille] et leur absolue puissance de vie et de jubilation ». Dans ces films, montrant « un souci ethnographique », résident aussi parfois de véritables mises en abîme comme lorsque Pasolini, jouant lui-même un disciple de Giotto, doit peindre une fresque (faire un film, donc). Une fois la fresque réalisée, il déclare, ce qui constitue l’ultime phrase du film : « Pourquoi réaliser une œuvre alors qu’il est si beau de la rêver seulement ? » Dans l’article suivant celui de Schneider, Frédéric Papon note ainsi, à un autre propos, qu’« à la fin de la Recherche du temps perdu, le narrateur décide qu’il est temps d’écrire, même si, paradoxe suprême, le livre est déjà écrit, comme le rappelle Barthes dans une de ses leçons sur le Vouloir-Écrire ». Ici, le film Décaméron est contenu pour ainsi dire en puissance dans la fresque et, une fois celle-ci réalisée, le film peut finir. Mais une autre réalité perce bientôt sous cette utopie, déjà évoquée en 1964 dans Poésie en forme de rose : « J’en suis revenu tout simplement au magma ! / Le Néocapitalisme a gagné […]» (« Une vitalité désespérée II »). Car dans la Trilogie de la vie, cette « utopie des corps » contient déjà, presque dialectiquement, « son renversement et sa négation ». La peste est présente dans Le Décaméron, et dans les Contes de Canterbury le Diable (Franco Citti), à un moment, remplit un certain rôle plutôt néfaste (Citti est d’ailleurs aussi un tueur sans scrupules qui finit après sa mort par être vénéré comme saint dans Le Décaméron), et on voit dans les Mille et une nuits une émasculation puis le « démembrement d’une jeune femme à coup de lames par un démon ». Renversement qui s’exprimera plus encore dans la contre-utopie radicale de Salò et « son finale épouvantable ». C’est cette inversion des valeurs que montre Schneider dans son article en étudiant d’abord certains composants de la Trilogie de la vie, avant de passer aux mises en scènes « scélérates » du film inspiré par le roman du Divin marquis. Plutôt que le banquet de merde et la scène des victimes tenues en laisse comme des chiens, Schneider s’attache au « concours du plus beau cul » et aux « cache visuel des jumelles, artifices réalistes (prothèses, etc.) des moments de torture » de la fin. Dans cette « contre-utopie fascisante des corps-objets de consommation annihilation », Pasolini recherche dans sa manière (symétrie, frontalité, théâtralité, cercles dantesques) « une plus grande lisibilité ». Schneider voit dans Salò une certaine continuité de la Trilogie. En tout, « Saló n’existe que par la Trilogie de la vie, contre elle, avec elle, hanté par elle ».
« “Et enfin hop, plus de Tommaso “ » (Les fins de Pier Paolo Pasolini) », article de Frédéric Papon également réalisateur et producteur, ancien directeur d’études à la Fémis, propose une idée force à propos des fins « comme un écrivain écrit avec de l’encre noire sur du papier blanc ». Cette idée est fondamentale et il faudrait faire toute une étude à la fois linguistique et structurelle montrant que les films de Pasolini sont de l’écriture réalisée , en dehors même de l’idée de scénario porté à l’écran. Toutes les fins des films de Pasolini (tant longs, que courts et moyens métrages et documentaires) sont ici décrites précisément. La fin de Saló est évidemment prise en compte avec ces deux miliciens bientôt appelés à devenir consuméristes, qui dansent « lascivement, doucement, tendrement » après que les « “quatre scélérats” se sont adonnés à des tortures indescriptibles ». Et Papon rappelle encore une autre fin, celle de Pasolini assassiné dans la nuit de la Toussaint 1975 sur la plage d’Ostie. Cette fin atroce lui sert aussi à analyser d’autres fins, cette fois celle des héros des films du cinéaste sacrifié , eux-mêmes connaissant des fins plus ou moins « heureuses » où (très) souvent la mort est là. La fin du roman « romain » de 1959 Une vie violente n’est pas plus heureuse :
« Quand Tommaso se retrouva sur son lit, il lui sembla qu’il allait mieux. En fin de compte, en fin de compte, tout n’était pas dit encore… Depuis plusieurs heures, la toux n’était pas revenue. Il demanda à sa mère un peu de ce marsala qu’avait apporté Irène. Puis, quand vint la nuit, cela empira : de nouveau il vomit le sang, il toussa, toussa sans plus s’arrêter et enfin hop, plus de Tommaso. »
Ce deuxième volet des Univers pasoliniens se termine par le récit de Bernard Vanel, dans son article « Er Pecetto », sur sa rencontre à Monteverde (quartier romain dans la périphérie) d’un personnage pittoresque, Silvio Parrello dit Er Pecetto, à Rome, le 17 octobre 2023. Âgé de quatre-vingts ans, ce personnage est un des ragazzi di vita des borgate, zones périphériques de la ville, ayant connu Pasolini de onze ans à seize ans. Après cela, Er Pecetto le perd de vue au moment où le cinéaste travaille sur Accattone et le revoit une fois alors que Pasolini vient de tourner Médée (1969-1970) avec Maria Callas, et il ne le reverra plus. Ce ré- cit est l’occasion de reparcourir quelques lieux romains fréquentés par le poète, écrivain et cinéaste. Quant à Er Pecetto qui est peintre, son atelier a été transformé par ses soins en « un musée Pasolini, un véritable sanctuaire en hommage à celui qui a changé sa vie. Coupures de journaux, livres et magazines, photographies en noir et blanc et en couleur garnissent des meubles et ornent les murs ». Er Pecetto a eu, aussi, pendant douze ans, une correspondance avec Paola, la reine de Belgique. Eux ne se sont jamais rencontrés.
Venons-en aux Varia (Scientific Perspectives, Humanities and Research , Perspectives scientifiques, sciences humaines et recherche ; Art(s) and (some) Thougths , Art(s) et (quelques) réflexions), cette fois moins nombreux que d’habitude – Pasolini oblige. Avant le dossier Pasolini, le physicien Jean-Claude S. Lévy, dans « Preuves biologiques de l’inconscient : conséquences et applications », s’interroge sur l’activité neuronale et le problème posé par l’inconscient. Après le premier dossier Pasolini, Sophie Larger, artiste designeuse et chercheuse, dans « L’esthétique et le design », parle de sa recherche intitulée « Ré-confort : design et esthétique de l’apaisement en milieu psychiatrique », c’est-à-dire de ses interventions dans l’espace de l’hôpital psychiatrique visant à amener aux patients une esthétique de l’apaisement et du réconfort via l’usage du design. Christophe Kihm, dans « Observer le comportement à la croisée des sciences », retrace comment la notion de comportement a été mise à l’étude dans différentes conférences internationales qui réunirent psychobiologistes, anthropologues, sociologues, psychiatres, psychanalystes, zoologues ou encore éthologues entre 1949 et 1958. Il s’intéresse en particulier aux conférences Macy « Group Processes » (1954-1958) qui font suite au premier cycle Macy axé sur la cybernétique (1946-1953). L’un des plus importants participants à ces deux cycles se nomme Gregory Bateson. Kihm développe son propos autour des recherches de Bateson et de quelques autres dont Konrad Lorenz. Robert Pickering, quant à lui, poursuit son exploration de l’« Entre-deux » chez Paul Valéry, commencée dans LINKs 7-8. Dans la première partie de son article intitulé « L’“Entre-deux” de la créativité valéryenne. Paul Valéry et Stephen Crane – Retombées et possibles d’une traduction inachevée I », Pickering parle précisément de la co-traduction entreprise par Valéry et son ami Francis Vielé-Griffin du roman de Stephen Crane The Red Badge of Courage – An Episode of the American Civil War (1895), au cours de années 1890. Mais le projet, intervenant au sein d’un « vaste dans tous les films de Pasolini. Dès Accattone, le mot « Fine » apparaît en lettres noires sur fond blanc, chantier de réflexions, de projets et de publications mis en œuvre par Paul Valéry au cours des années 1890 », ne se réalisera pas.
Dans le domaine des « Art(s) et (quelques) réflexions », l’artiste du numérique et théoricien Joseph Nechvatal revient avec « The Transdisciplinary Nature of Fluxus & NeoFluxus Art Music » sur le Plastic Ono Band (1968) de John Lennon et Yoko Ono, artiste Fluxus. Ce qui ressort entre autres de cet article est que la structure ayant donné son nom au groupe existe bel et bien, sous forme de deux colonnes en Perspex construites par Charles Melling, et équipées de matériel électronique par « Magic » Alex Mardas et David Goodwin d’Apple Electronics. Christophe Kihm et le compositeur Andrea Cera, dans l’article « Zero Visibility. From musical Persona to Persona of music », s’interrogent sur les constructions de personnalités (personae) dans la musique pop, tout particulièrement lorsqu’elles jouent avec la disparation ou l’effacement des visages, des corps, des identités, et sur ce que ces opérations d’invisibilisation font à la musique. Les auteurs consacrent la seconde partie de leur texte à un projet pop intitulé We Have Zero Visibility qui met en œuvre la déconstruction d’une persona. Ce projet, textes et musiques, est accessible par Dropbox grâce à un lien joint au texte. Louis-José Lestocart, dans un article en deux parties intitulé « Formes cinématographiques et structures topologiques », article déjà paru en 2017 aux éditions Hermann au sein d’un livre collectif dirigé par lui (Esthétique de la Complexité. Pour un cognitivisme non-linéaire), pose la question des formes, « précipités » s’apparentant à des qualia , et des topologies non-linéaires présentes au sein de certains films de réalisateurs comme Murnau, Dreyer, Hitchcock, Lynch, Weerasethakul et Resnais. Robert Pickering poursuit son article sur la tentative de traduction de Crane par Valéry : « “L’Entre-deux” de la créativité valéryenne. Paul Valéry et Stephen Crane – Retombées et possibles d’une traduction inachevée II » en convoquant de surcroît dans son analyse fouillée l’adaptation au cinéma du livre de Crane par John Huston : The Red Badge of Courage (La Charge victorieuse, 1951), avec Audie Murphy. Louis-José Lestocart insère un très court texte, « Entéléchie et force vive de Leibniz », sur la définition de l’entéléchie chez Aristote et chez Leibniz et aussi sur le dépassement de l’erreur de la physique cartésienne par Leibniz, lequel, lors de sa réflexion sur le mouvement des corps, dans le cadre de sa Dynamique (l’Essay de dynamique , 1692), introduit la force vive permettant la naissance de la notion de « dynamique des formes » et d’un savoir morphologique de la nature, dont des penseurs comme Goethe et, bien après lui, René Thom, s’aviseront. Ce petit texte peut servir avantageusement d’introduction au texte suivant de Clément Morier et Bruno Pinchard : « René Thom et la Théorie des catastrophes. Vers une réhabilitation topologique de la substance ? », où il est d’ailleurs là aussi question de la découverte leibnizienne sur la force vive. Cette querelle Leibniz/Descartes se retrouve dans « les audaces scientifiques de Thom ». Thom poursuit les enjeux d’un néo-aristotélisme leibnizien dégageant ce que Descartes, dans son étude du mouvement reposant sur des chocs entre les corps, n’avait pas enregistré dans leur interaction : « l’énergie emmagasinée dans l’interaction – appelée en physique l’action – est le véritable moteur de la propulsion. » On arrive ainsi à l’idée d’un « principe vivant derrière le mécanisme des corps ». Ce qui introduit plus ou moins à la notion de morphogenèse et à la Théorie des catastrophes dont Thom fera l’essentiel de son travail.
Dans « ReSilent – Transforming Sound Intrusiveness », Andrea Cera poursuit sa recherche sur les sons. Avec Antonio Camurri, il pose une approche de la « modélisation, de l’analyse automatisée et de l’amélioration des paysages sonores intrusifs, basée sur une série de dimensions timbrales, temporelles et contextuelles » autour desquelles s’articule le caractère potentiellement intrusif d’un son. Ces sons intrusifs ne sont pas toujours une expérience négative, cela le devient lorsque nous les subissons. Les concepteurs sonores doivent donc tenir compte de ce problème. Les auteurs s’attachent ainsi à l’attention auditive et, au-delà, au « bien-être » de l’ensemble du corps humain placé dans des conditions d’écoute intentionnelle ou non-intentionnelle. Par la suite, les études sur les « correspondances croisées entre les descripteurs audio et les descripteurs des mouvements humains expressifs constituent une direction de recherche prometteuse, par exemple dans la sonification interactive en temps réel des mouvements expressifs (individuels et conjoints) de l’ensemble du corps humain dans les applications prédictives de santé et de bien-être culturel ». Avec « Si je ne dessine plus mes images : Réflexion sur les usages de l’IA dans les domaines graphiques et esthétiques », Laurent Bonnotte, psychomotricien et artiste, pose une problématique très actuelle. Doit-on soutenir ou non les « bienfaits » de l’IA générative et ce qu’on appelle le promptisme (par ce procédé, l’image produite, inspirée de millions d’autres images, est une composition essentiellement statistique) et les systèmes récursifs par algorithmes transformers Deep Learning (type ChatGPT-4 pour le texte) ? Pour lui, ces techniques génèrent en même temps que des images, des problèmes « tant sur les plans économiques, politiques, artistiques, idéologiques, ontologiques, scientifiques, éthiques, juridiques et autres », et donc, il lui semble qu’il ne faut pas les soutenir, car « la forme graphique générée n’aura pas grand-chose à voir avec mon individualité, là où s’implique ma corporéité », soit l’acte sensori-moteur. De là naît la question : « Que devient le créateur ? et, partant, la création ? ». On pourrait ajouter : Et l’imaginaire ?… En même temps, ces formulations suscitent d’autres questions. En 1922, l’artiste hongrois constructiviste Lazlo Moholy-Nagy expose au moins trois « tableaux téléphonés ». Ces tableaux ont été réalisés sur plaque de porcelaine émaillée par un technicien (un fabricant d’enseignes) auquel l’artiste a communiqué, par téléphone, toutes les instructions nécessaires. Serait-on pour autant hors du domaine de l’œuvre d’art ? Plus près de nous, l’artiste Joseph Nechvatal fait réaliser ses peintures numériques par un tiers – après les avoir conçues de manière traditionnelle via dessin et peinture – avant de faire intervenir, par le truchement d’un ingénieur, des systèmes multi-agents (Intelligence Artificielle Distribuée), installant un virus génératif dans ces peintures afin de les détruire progressivement. Même si ces exemples de créations (et il y en a bien d’autres, comme les dripping de Pollock, voire l’urinoir de Duchamp) semblent éloignés de la problématique posée par Bonnotte, la question demeure : quand y-a-t-il œuvre d’art ? Est-ce le corps qui prime ou l’intention ? L’intention peut-elle être située en dehors du corps si on la rattache aux procédés neuronaux ? Ce qui ramène aussi inévitablement ou indirectement au problème de la conscience. Hard problem… Autrement dit, la création ne réside pas seulement dans le geste, le corps, la corporéité, mais dans l’intentionnalité, voire, et souvent, l’aléatoire…
La rédaction, octobre 2024
On participé à cette série 9 et 10 : Laurent Bonnotte, Antonio Camurri, Pierre-Paul Carotenuto, Andrea Cera, Andrea Cera, Andrea Cerica, Bruno Pinchard, Vanessa De Pizzol, Francesco D’Antonio, Jean Duflot, Christophe Kihm, Sophie Larger, Louis-José Lestocart, Louis-José Lestocart, Jean-Claude Serge Levy, Linda Mavian, Clément Morier, Joseph Nechvatal, Hèctor Parra, Frédéric Papon, Robert Pickering, Robert Pickering, Jacopo Rasmi, Bernadette Rey Mimoso-Ruiz, Clément Schneider, Raphaël Szöllösy, Bernard Vanel…