Cette livraison de LINKs 7 et 8 fut longtemps comme un long poème rêvé. Long, tel un poème de Pasolini lequel voulut maintes fois ré-écrire La Divine Comédie et le fit. Toutefois, il ne s’agissait pas de parler de Dante, pas encore dans ces numéros-ci, mais de faire un dossier sur le poète et théoricien Paul Valéry. L’affaire débutée en avril 2021 ne fut pas aisée : la chercheuse devant diriger ce dossier a vite fait faux bond. Il fallut même, dans certains cas, un coup de téléphone en provenance d’Angleterre pour régler à peu près la question vers juillet (mais toujours en 2021), et attendre ensuite la venue des contributions décidées — ce qui prit parfois plus d’un an, sans compter deux désistements (un en septembre 2021, l’autre en octobre 2022). Malgré tout, des articles sur Valéry, en petit nombre certes, sont là, et rédigés par les meilleurs spécialistes. Ainsi Franz Johansson s’interroge sur la valeur esthétique dans les Cahiers (1894-1945) du poète, et Robert Pickering sur une véritable « esthétique de la complexité » dans les écrits de Valéry en mettant l’accent sur le thème de l’entre-deux comme élément de composition essentiel. Laurence Dahan-Gaida étudie la Complexité également dans les Cahiers en empruntant des motifs aux mathématiciens René Thom et Jean Petitot, et au biologiste et mathématicien D’Arcy Thompson. Ces deux derniers textes mettent en valeur les connaissances scientifiques assez pointues de Valéry (biologie, Relativité, physique quantique, mais aussi topologie non-linéaire, thermodynamique de Faraday et Maxwell). Paul Ryan révèle quant à lui une circonstance peu connue de la vie de Valéry : ses séjours répétés dans la villa (« La Polynésie ») d’une amie près d’Hyères, dans une région où se rendent nombre d’écrivains (même Aldous Huxley), et où le poète compose des œuvres aussi importantes que L’Homme et la coquille et Alphabet. Enfin, Norbert Hillaire, spécialiste des sciences de l’art et des médias – en un texte qui devait sortir en 1994 (sic) dans une revue de Beaubourg visant l’interdisciplinarité et qui ne vit jamais le jour – livre ses réflexions sur l’hypertextualité dans les Cahiers et montre la modernité de la pensée du poète en le rattachant à certains courants à la fois contemporains de sa vie et à d’autres plus au-delà.
Dans un tout autre domaine – sinon LINKs serait-il résolument transdisciplinaire ? –, le physicien Jean-Claude Serge Lévy se préoccupe des nœuds (et des vortex) en physique (comme Hillaire a parlé de nœuds dans les écrits valéryens, mais aussi de rhizome) ; Marcin Sobieszczanski des syndromes hallucinatoires en relation avec les phénomènes d’immersion dans l’image, en considérant aussi le cas de films à 360° ; Laurent Bonnotte de l’avenir (déjà) du métavers, et Jean-Paul Allouche montre des vues pénétrantes sur le rapport entre autisme et mathématiques, tandis qu’Anne Simon souligne la méconnaissance qu’a Michel Foucault de Proust.
Alors que Zaven Paré se trouve dans sa Salle d’attente – peut-être attend-t-il encore les textes sur Valéry ? – avec ses aspirateurs robots organisés en ballet, il en profite pour nous entretenir de cognitivisme et de perception. Comme le fait d’ailleurs, plus loin, Christophe Kihm, dissertant, lui, sur les salles d’exposition d’art en convoquant notamment le psychologue américain James J. Gibson pour appuyer ses réflexions. Quant à Pier Paolo Pasolini (1922-1975) annoncé dans le début de notre texte, il est bien à l’honneur dans ce LINKs avec deux contributions. Celle de Louis-José Lestocart sur Repérages en Palestine tourné en 1963 et sorti en 1964, documentaire sur la préparation de L’Évangile selon saint Matthieu (1964) ; et celle de Sara De Benedictis sur la période frioulane (avant 1950) du poète-romancier non-encore cinéaste, sur la souffrance (causée par sa « différence » homosexuelle) et la joie de création (ab-joy des troubadours) s’exposant dans des romans autobiographiques méconnus et, pour la plupart, non publiés en France. Enfin, Virgile Abela nous emmène dans une promenade au long cours avec des harpes vibrantes de toute une musique céleste via le deep listening.
Jean-Claude Serge Lévy revient ensuite sur les nouvelles perspectives de la mondialisation en tenant un peu compte de la guerre en Ukraine qui semble rebattre toutes les cartes. La rédaction s’est d’ailleurs demandé à un certain moment s’il fallait évoquer cette situation si déstabilisatrice pour l’ordre mondial établi depuis 1945 et modifié ensuite par la Guerre Froide et la fin de celle-ci, et qui, là, risque, sinon de voler en éclats, de se réorganiser totalement, faisant disparaître l’idée même de pays non-alignés ayant eu cours jusque-là. Bientôt une situation à la Dune (Frank Herbert) avec des empires opposés, mais ici sur une seule planète ? Comment parler d’une situation critique sans cesse en évolution, dynamique par excellence, conduisant peut-être vers le bord du chaos ? Peut-être finalement en prenant la borde, en n’attaquant pas le sujet de front. C’est ce que font Johanna Blayac en abordant l’histoire de l’Ukraine à travers un roman inédit en France et un essai récemment publié, et Louis-José Lestocart avec le film Frost (2017) du Lituanien Šarūnas Bartas racontant, par le biais d’un road-movie, la situation de guerre fratricide dans le Donbass en 2014.
Loin de toute rhétorique guerrière (estampillée par une création assistée de Laurent Bonnotte en marge de cet éditorial), Christophe Kihm continue son épopée sur l’Homo-canis en exposant cette fois le cas de Diogène le cynique ; Jill Gasparina retrace des épisodes d’images embarquées dans les vols spatiaux ; Benoît Prieur dresse un tableau des perspectives (ou non) de l’informatique quantique ; Marcin Sobieszczanski revient sur la perception des œuvres et ce que nous apprennent les sciences dites cognitives. Enfin, Vincent Fleury tente des comparaisons entre Proust et Fitzgerald sur le thème d’un « secret dans le secret » (homosexualité chez l’un et schizophrénie chez l’autre) et Jean-Paul Fourmentraux met en scène les objets techniques obsolètes décidant de procédés de recyclage et de bricole pour des installations d’artistes comme Benjamin Gaulon.
Une nouvelle fois via ces textes, on prêche ici une auto-organisation des pensées, et des correspondances entre des sujets très disparates a priori. C’est au lecteur de voir ces liens entre ces textes divers, chacun porteur de son propre langage, académique ou non. On laissera pour finir la place à Pasolini qui, dans une préface à ses Écrits corsaires (1975), déclarait à propos du rôle du lecteur :
[…] à lui de faire se rejoindre des passages placés loin les uns des autres et qui pourtant se complètent ! À lui d’organiser les moments contradictoires en recherchant l’unité essentielle, à lui d’éliminer les éventuelles incohérences (hypothèses abandonnées ou de recherches) ! À lui de substituer aux répétitions leurs variantes éventuelles (ou alors d’accepter ces répétitions comme des anaphores passionnées).
Pier Paolo Pasolini, « Note introductive », in Écrits corsaires, trad. fr. Philippe Guilhon, Paris, Flammarion, « Champs Contre Champs », 1976, p. 23.
La rédaction, mars 2023