« l’ingénium inné, à travers lequel la nature de l’art est la règle »
Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, § 46

Le philosophe napolitain Giambattista Vico (1668-1744), auteur notamment de Principi d’una Scienza Nuova (Principe d’une science Nouvelle, 1744), en se dressant contre le cartésianisme, pour lui pris dans un embourbement descriptif, linéaire et continu (celui d’une conscience imprécise et nécessairement « imparfaite »), crée le concept d’Ingenium. Soit la « “faculté d’amener à l’unité ce qui est séparé et divers”, mais aussi “de saisir les relations des choses [rerum commensus]”1 ». Issu du champ de la rhétorique (en particulier celle de Cicéron), l’ingenium n’est pas à voir comme simple instrument de déduction, de réflexion mais comme puissance inépuisable d’innovation. La « science de l’ingenium » détient de fait une grande richesse de sens en tant que ce concept, étant à la fois « objet de création » et de compréhension/raisonnement. « L’esprit humain se distingue certainement par son ingenio, cette étrange faculté qui est de discerner pour relier et conjoindre2. » Cette « science de l’ingenium », c’est déjà ce que l’on entend aujourd’hui comme « science des Systèmes » ou « science de la Complexité ».

Essai, tentative, non vanité (ou Vanité), encore moins forfanterie, LINKs épouse le point de vue du biologiste, psychologue, logicien et épistémologue suisse Jean Piaget, un des tenants du constructivisme, lorsqu’il énonce dans Psychologie et pédagogie (1969) : « Savoir, c’est reconstruire. Comprendre, c’est inventer3. ». Paul Valéry, poète emblématique de la modernité, déjà affirmait de son côté dans le Cahier B 1910 (1924) placé au sein de Tel Quel I (1941) :

« Inventer, doit ressembler beaucoup à reconnaître un air dans la chute monotone de gouttes d’eau, dans les battements du train et les coups d’une machine alternative… Il faut, je crois, un objet ou noyau ou matière – vague et une disposition. Il y a une partie en l’homme qui ne se sent vivre qu’en créant : j’invente donc je suis. La marche générale des inventions appartient à ce type général : une suite de déformations successives, presque continues, de la matière donnée, et un seuil – une perception brusque de l’avenir de l’un des états. Avenir, c’est-à-dire valeur utilisable, valeur significative, singularité4. »

Vico, le philosophe proposant un « autre Discours de la Méthode », introduit dans le De Nostri temporis studiorum ratione (La méthode des études de notre temps, 1709), et dans trois autres Traités5, cette notion de faculté inventive que représente l’ingenium latin — en italien l’ingenio, l’euphuia en grec (la « bonne disposition naturelle »). Cette disposition, cette conception, illustre précisément une idée de conjonction (de liens donc) rendant possible l’accession à la compréhension et à la signification des phénomènes du monde, et permet ainsi d’agir et de construire un savoir dans tous les domaines de la connaissance. Vico soutient ainsi « qu’on ne peut arriver à la vérité sans l’ingenium et sans l’ingenii acumen6. »

« Le concept d’“ingenium” introduit […] un facteur de talent individuel de nature plutôt stylistique, en ce qu’il en appelle à une forme globale d’invention7. » En cette « faculté de saisir des rapports entre des choses ou des aspects distincts, entre autres de faire des métaphores8 », ne pouvons-nous retrouver le propos et l’intention de LINKs ? LINKs, en tant que revue, répond à une activité créatrice avant que d’être intellectuelle. Il y a de l’art plus que de la réflexion, de l’aléatoire, du stochastique, plus que du calcul dans cette idée de conjonction de différents domaines de savoir, de connaissances, produits des recherches les plus hétérogènes qui soit, et qui forment l’armature d’une composition originale de thèmes et de motifs parfois nouveaux ; et même de sans doute bien plus. Car, selon la formule du psychologue gestaltiste autrichien Christian von Ehrenfels (1859-1932), « Le tout est plus que la somme des parties », des propriétés nouvelles apparaissent du fait de l’agrégation d’éléments au sein de l’organisation d’un tout, propriétés qui peuvent en outre rétroagir sur les parties9.

LINKs se pose comme une sorte de détermination d’un pouvoir et d’une valorisation de l’esprit d’invention, se faisant témoin et acteur des modes de compréhension et des modèles théoriques contemporains. Comme dit Valéry, « Un homme d’esprit (wit) est celui qui a à un haut degré le sens de la multiplicité de réponses, la sensibilité très rapide de réaction aux circonstances10 ». Cet homme-là, dont parle le poète, manifeste un esprit créateur qui fabrique des ressemblances11. Ainsi que l’assure Vico, il parvient à démêler « dans des choses très diverses quelque rapport commun par lequel elles s’unissent12 ». Il s’ensuit une essence de la « trouvaille » au sein d’une synthèse. Cet Art de relier, c’est également le wit anglais qui a à voir le « trait d’esprit », l’humour même, voire l’absurde, une certaine forme d’aléatoire – la répartie surgissant de façon impromptue, étant donc le fait du hasard. Et c’est encore le Witz allemand (la chance de l’esprit), là pareillement très proche de l’ingenium vichien, qui « constitue comme l’autre nom ou l’autre “concept” du savoir, ou le nom et le concept d’un savoir autre ; c’est-à-dire du savoir autre que le savoir de la discursivité analytique et prédicative13 ». Le wit qu’on retrouve chez le philosophe, écrivain et homme politique anglais Anthony Ashley-Cooper (1671-1713), 3ème comte de Shaftesbury (auteur de Sensus Communis, An Essay on the Freedom of Wit and Humor — a letter to a friend, 1709) ; ou le Witz d’Emmanuel Kant et surtout du philosophe, critique et écrivain allemand Friedrich Schlegel (1772-1829), conservent quelque chose de la puissance d’invention métaphorique de l’ingenium en tant qu’ils offrent la « capacité à associer et à combiner les forces les plus diverses sur un mode dynamique, donnant à voir des perspectives nouvelles14 ».

Ayant un caractère foncièrement « involontaire », le witz appartient à des catégories à la fois cognitives et productives. Il a ainsi « reçu la qualification fondamentale d’être la réunion des hétérogènes, c’est-à-dire à la fois le substitut de la véritable conception (qui a lieu dans et par l’homogène) et le double du jugement (qui ne relie l’hétérogène que sous le contrôle de l’homogène)15 ». Dans ce Witz à l’origine d’un romantisme dit « transcendant » où « les catégories de la logique, pour accéder à un niveau de conscience où des éléments contradictoires peuvent être reliés et harmonisés au-delà de leur incompatibilité d’un point de vue rationnel16 », se produit cette assomption qui fait que « le Witz ne peut s’exprimer que sous une forme fragmentaire en raison du caractère bref et fuyant de son apparition17 ». Il s’apparente à une « explosion d’esprit comprimé18 » ou une vraie « déflagration ».

Pour Schlegel, le Witz, perçu comme activisme, possède donc trois dimensions : « faculté combinatoire ; proposition poétique ; ouverture sur le mystère19. »

« Dans un monde clos où l’on s’imaginait que “tout est dit”, l’opération du Witz, en revenant aux éléments, libère de nouvelles relations. Au début de son essai “Sur Lessing20”, Schlegel signale la structure contradictoire du « tout est dit », qu’il prête non à La Bruyère, mais à Voltaire : car un tel énoncé vaut immédiatement de lui-même, dit-il en le retrouvant déjà chez Térence. Il faut donc lui préférer la formule inverse : “rien n’a encore été véritablement dit”21. »

Si l’on revient à Vico, « […] l’ingenium, par lequel l’homme a la capacité de contempler et de faire des objets semblables à ceux de sa contemplation22 ». Et, dit-il encore : « L’ingenium est la faculté de l’inventio qui est acte de création et par là même de connaissance, et celle-ci est d’autant plus poussée que les créateurs “franchissent ce qui se trouve sous leurs pas et vont chercher au loin des relations qui conviennent à leur sujet”23. » Dans une autre acception, l’ingenium, élément inné de productivité, de créativité, de capacité de dépasser et de transformer ce qui est donné — qu’il s’agisse de spéculation intellectuelle ou de création poétique et artistique —, est « nourri de ce qu’il y a de meilleur dans l’imagination humaine, qu’un exercice purement intellectuel de l’intelligence dessèche24 ».

L’ingenium invente, crée, trouvant presque naturellement (par l’aléatoire et en dehors du projet planifié et des attendus de la connaissance) ce qui unit. Il permet « “de déchiffrer le monde” qui demeurerait sans lui muet et inconnu25 ». Par lui, l’esprit humain va savoir et pouvoir faire ou concevoir, poétiquement ou poïétiquement, « en construisant un monde de formes », les multiples compréhensions de ces « faires », parfois « nouvelles et surprenantes » quil saura peut-être « embellir de traits nouveaux et plus poétiques, et de cette manière. les faire siens26».

 

  1. D. LUGLIO, « Mare antiquissimum. La réponse de G. B. Vico à la Querelle des Anciens et des Modernes », Babel 2, 1997.
  2. G. VICO, La méthode des études de notre temps, trad. A. PONS, avec présentation et notes, Paris, Les Belles Lettres, 2010. Texte en ligne.
  3. J. PIAGET, Psychologie et pédagogie, Paris, Editions Gonthiers Denoël, coll. « Médiations », 1969.
  4. P. VALÉRY, « Cahier B. 1910 », in Tel Quel I, Paris, Editions Gallimard, coll. « NRF », 1941, 221-222.
  5. De l’antique sagesse de l’Italie (1710,« § III. — De l’ingenium ») ; Principe d’une science Nouvelle ; Institutiones Oratoriæ (1711).
  6. G. Vico, « Extraits de divers Opuscules ou Lettres de Vico », trad. J. MICHELET, in Œuvres complètes de Jules Michelet, volume des Œuvres choisies de Vico, Paris, Flammarion 1894?, 206.
    L’acumen (littéralement pointe de glaive) ou encore la « figure de l’esprit », qui désigne le caractère aigu (acutus), pénétrant, fin, de quelque chose, étant la « pointe », la pénétration de l’ingenium. Ce dernier forme avec l’Acumen la « capacité à percevoir les différences, la perspicacia ».
  7. L. JENNY, « Du style comme pratique », Littérature 118, 2000, 105.
  8. D. THOUARD, « Qu’est-ce que les Lumières pour le premier Romantisme ? Chimie, Witz, maximes et fragments : Friedrich Schlegel et Chamfort », Texto !, 2003.
  9. Cette formule cependant parcourt un peu toute l’Histoire des idées. Elle est même déja chez Aristote. Dans Über Gestaltqualitäten (Sur les qualités de la forme, 1890), Ehrenfels soutient qu’une totalité perçue ne peut être réduite à la somme des parties qui la composent. Pour asseoir sa démonstration, il emprunte un exemple à la musique: si l’on transpose une mélodie dans une autre clé, on constate que l’auditeur reconnaît encore la mélodie, même si toutes les notes ont été changées. La mélodie possède des propriétés que l’on ne peut réduire à la somme de ses parties, de ses éléments : l’individu qui prend connaissance de cette mélodie la perçoit comme forme globale. C’est donc le rapport entre les notes qui « gouverne » la mélodie, davantage que les notes elles-mêmes.
  10. P. VALÉRY, Cahiers, V, 812-813.
  11. P. LACOUE-LABARTHE, J.-L. NANCY & A.-M. LANG, L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Editions du Seuil, coll. « Poétique », 1978, 82.
  12. G. B. VICO, De l’antique sagesse de l’Italie, trad. J. MICHELET, présentation et notes B. PINCHARD, Flammarion, « GF-Flammarion », 1993, 126.
  13. P. LACOUE-LABARTHE, J.-L. NANCY & A.-M. LANG,L’Absolu littéraire, op. cit., 75.
  14. L. MARGANTIN, « Le Witz et l’ironie selon Friedrich Schlegel », 2016.
  15. P. LACOUE-LABARTHE, J.-L. NANCY & A.-M. LANG, L’Absolu littéraire, op. cit., 75.
  16. L. MARGANTIN, « Le Witz et l’ironie selon Friedrich Schlegel », op. cit.
  17. Ibidem.
  18. P. LACOUE-LABARTHE, J.-L. NANCY & A.-M. LANG,
  19. Absolu littéraire, op. cit., 92.
  20. N. BRENEZ, « Jean-Luc Godard, Witz et invention formelle (notes préparatoires sur les rapports entre critique et pouvoir symbolique) », Cinémas, Revue d’études cinématographiques 15(2-3), 2005, 28.
  21. Gotthold Lessing (1729-1781), écrivain, critique et dramaturge allemand.
  22. D. THOUARD, « Qu’est-ce que les Lumières pour le premier Romantisme ? », op. cit.
  23. G. B. VICO, De l’antique sagesse de l’Italie, op. cit., 126.
  24. Ibidem.
  25. Présentation de l’éditeur de G. VICO, La méthode des études de notre temps, op. cit. « Il faut, écrit Cicéron, un ingenium puissant pour détacher son esprit des sens, et détacher sa pensée de l’habitude », Tusculanes, I, ch. 16, 38.
  26. N. BRENEZ, « Jean-Luc Godard, Witz et invention formelle », op. cit., 30.
  27. G. B. VICO, De l’antique sagesse de l’Italie, op. cit., 85.